Plus de 50 jours après des élections législatives perdues par le camp présidentiel, et remporté par le Nouveau Front Populaire, le Président de la République a décidé d’écarter officiellement Lucie Castets d’une nomination à Matignon. Un acte qui illustre un mouvement de fond, l’ADN même du macronisme qui se pense seul légitime à gouverner… et à rester au pouvoir.
Imaginez la scène. Nous sommes en Turquie. Non satisfait d’une élection mettant son parti à mal, Recep Tayyip Erdogan réagit brutalement : il dissout la Grande Assemblée Nationale et provoque de nouvelles législatives, organisées en quelques semaines. A l’étranger, ça plisse déjà les yeux de suspicion. Et puis voilà, l’AKP, le parti présidentiel, perd aussi cette élection face à la coalition des gauches, arrivée en tête contre toute attente. Aïe. Mais Erdogan s’obstine et décide de ne pas en tenir compte. Pire, il éjecte la gauche du tableau pour préserver, dit-il, la “stabilité institutionnelle” du pays, et se prépare à faire “l’union des droites” notamment avec les plus radicaux. Immédiatement, la communauté internationale dénonce un coup de force antidémocratique. Certains vont jusqu’à parler de dictature. Naturellement ; car comme dirait l’autre : « Une démocratie, c’est un système politique où l’on choisit nos dirigeants. C’est un système politique où l’on choisit des représentants qui auront à voter librement les lois qui régissent la société. Ça veut dire que la liberté du peuple et sa souveraineté sont reconnues. » (Emmanuel Macron, 24 janvier 2020)
Si cette scène, ici imaginaire, se déroulait réellement en Turquie, vous savez que tous réagiraient comme un seul homme. Dénonçant ce qui devrait être dénoncé. Pourtant, depuis plusieurs semaines, nous vivons (point par point) cette scène irréelle, nous assistons à un véritable coup de force institutionnel en France, et personne (ou presque) ne moufte.
Pourquoi ? Est-ce parce que celui qui opère le “coup d’Etat froid”, pour reprendre les mots d’Edwy Plenel ce matin, est un ex-banquier d’affaires blanc, bourgeois et bien élevé, qui sert les intérêts des grands patrons, et des grands médias peuplés d’autres personnes blanches, bourgeoises et bien élevées ? Le problème n’est pas l’autoritarisme, mais le profil de l’autoritaire.
Quand E. Macron prononce, dans un avion revenant d’Israël en janvier 2020, ces mots sur ce qu’est la dictature, il est courroucé. A l’époque, il tentait d’imposer une première réforme de la retraite (pour instaurer un système à point) et opérait à la fois la répression des manifestations et le passage en force contre l’AN et l’opinion publique. Certains dénonçaient alors une dérive autoritaire, voire une tendance dictatoriale de la part du président. … Comme je vous le rappelais ici même dans le flash d’hier, se penser mieux que les autres et être convaincu que les français “votent mal”, le mépris du peuple, c’est inscrit dans l’ADN macroniste.
Au même micro de Radio J, dans le même avion, parlant de la France il ajoute : « Une démocratie, c’est un système politique où l’on choisit nos dirigeants. C’est un système politique où l’on choisit des représentants qui auront à voter librement les lois qui régissent la société. Ça veut dire que la liberté du peuple et sa souveraineté sont reconnues. »
Quatre ans plus tard, suivant les règles et les traditions républicaines, les français-es se sont déplacé-es historiquement en masse pour des législatives gagnées, contre toute attente et face à un acharnement politico-médiatique, par les gauches unies. Et alors que le pouvoir macroniste se montrait prêt à donner les clés de Matignon à l’Ex-D si les électeurs mettait le RN en première position à l’AN (comme s’il le souhaitait), il a brutalement changé d’avis dès lors que le casting prévu fut finalement différent. Un programme politique prônant le retour de l’ISF, le partage des richesses, de meilleurs salaires et une gestion écologique de la société (c-a-d le programme du NFP) était décrit « 4 fois pire » (pour reprendre les mots précis du Président Macron) que le programme du RN qui jette sous le bus tout ce qui ne correspond pas à l’image du franco-français fantasmé… mais qui préserve l’ordre capitaliste.
Voilà tout ce qu’il faut comprendre et retenir, le reste étant du blabla, du remplissage, de la déco qui nous distrait et nous égare. Emmanuel Macron n’est rien d’autre que le serviteur d’un ordre économique et social qui ne peut dominer que par la force de la violence, puisqu’il n’a pas celle du nombre.
De fait, à quoi bon jouer le jeu des élections et des échanges, quand tout est écrit d’avance ? Depuis le départ, il n’a jamais été question de faire autrement que ce qui avait été décidé par le monarque en carton. Celui-là même qui, au seuil de son sacre en 2017, déclarait sans sourciller dans les colonnes du journal “Le 1” : « La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. (…) Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi. »
Depuis le départ, je vous dis, il n’a jamais été question d’une quelconque alternative. La mauvaise foi immense du président et de son camp élargi jusqu’au Medef, apparaît éclatante aux yeux de tous, pour justifier l’injustifiable. De quel droit divin un seul homme peut-il juger du programme de son opposition ? De quel droit peut-il autoriser ou non le gagnant d’une élection ? Mesure-t-on l’étendue du désastre présent et à venir de ce comportement plus que toxique ?
Alors bon, l’occasion était rêvée de faire basculer le pays d’une situation d’affrontement politique à celle du compromis, du débat, comme souhaitée par Lucie Castets et le NFP. Mais non. Le choix, cohérent mais non assumé d’un régime toujours plus présidentiel, est total.
Sans surprise, vous l’avez lu hier soir ou dans la journée, après le simulacre de discussions entre vendredi et hier lundi, Emmanuel Macron a écarté la solution d’un gouvernement NFP. Tout en précisant qu’il allait ouvrir d’autres discussions, mais sans LFI ni le RN. Les renvoyant encore dos à dos contre toute réalité factuellement et historique. Il s’en fiche !
Dès lors, sans surprise, les autres composantes du NFP ont quitté les discussions élyséennes. Ce matin, les principales personnalités de gauche défilent sur les plateaux TV et dans les médias pour dénoncer, encore un peu plus fort que la veille, la situation. Le communiste Ian Brossat compare Gabriel Attal aux putschistes du Capitole ; l’écologiste Marine Tondelier déplore « l’irresponsabilité démocratique dangereuse » d’Emmanuel Macron ; la porte-parole du PS, Chloé Ridel, parle d’un « coup de force du Président », qualifié d’«insupportable». Quant aux Insoumis, jugeant (je cite) « la démocratie en grave danger », ils ont annoncé mettre à exécution leur menace et engageront prochainement le processus de destitution du président… qui n’a quasi aucune chance d’aboutir. Je vous en ai détaillé les raisons la semaine dernière sur ce plateau.
En somme, l’extraordinaire situation politique n’a rien d’illégale. Le président bafoue les us et coutumes, les traditions d’exercice, mais joue avec les limites du droit. Celle de la Ve République octroie un pouvoir immense au locataire de l’Elysée. Un locataire qui apparaît comme un forcené, mais qui a tout le loisir de l’être.
En face, les forces de gauche, prises au piège de ces mêmes institutions françaises, appellent au soulèvement populaire dans un grand mouvement de grève et de manifestation à la rentrée. Mais, sans non plus dire que le rapport de force n’existe plus, après les GJ, le mvt retraite et autres mobilisation de masse qui ont mis des millions de personne dans les rues, il serait tout aussi malhonnête d’affirmer que ce pouvoir se montrerait sensible à un nouveau mouvement social pacifique.
Et si ça se corse, la police, les drones et les dispositions légales sont déjà en place pour mater tout ce beau petit monde.
La question n’est donc plus de savoir si nous sommes dans un bourbier, mais plutôt de savoir comment s’en sortir.
Cemil Sanli
(Texte de l’édito du 27 août 2024, pour le flash du Média)
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